7 juin 2024

Intelligence artificielle : remède à la lenteur de la justice ou mirage ?

Thémis, la déesse grecque, symbolise l’éthique de la justice en France. Elle possède trois attributs caractéristiques, porteurs de sens : le bandeau sur les yeux (magistrats impartiaux), la balance (décision équitable) et le glaive (sanction adaptée). Ces symboles sont aujourd’hui bousculés par l’émergence de l’intelligence artificielle (IA). La crainte d’une justice prédictive effraie en particulier magistrats et avocats. Justice et IA sont-elles compatibles ?

Les algorithmes de l’intelligence artificielle visent à remplacer l’homme dans des analyses complexes de données. Représentent-ils une opportunité d’amélioration d’un système de justice ralenti par son fonctionnement ? Découvrez les avantages et les dangers d’un éventuel mariage justice et IA. Comment la figure antique de notre modèle judiciaire peut-elle perdurer à l’ère des technologies de l’IA ?

Intelligence artificielle et processus de décision juridique : une opposition de fait

Les premières recherches sur l’intelligence artificielle visaient à reproduire le raisonnement d’une femme ou d’un homme. Aujourd’hui, les différents systèmes d’IA s’appuient sur l’analyse de données (Big Data) à l’aide d’un algorithme. Pour les acteurs de la justice, c’est un modèle de raisonnement qui fait l’économie des subtilités et des nuances de chaque situation judiciaire.

La décision de justice ou le travail du juge

Une décision de justice s’inscrit dans la pesée des âmes et des actes, représentée par la balance de la déesse Thémis. Pour être équitables, les magistrats doivent déconstruire la situation judiciaire pour l’envisager du point de vue du droit. Ils suivent une logique de pensée en trois temps :

  • l’analyse des faits pour établir le cadre juridique du crime, du délit ou du litige ;
  • la détermination de la règle de droit adaptée ;
  • la rédaction d’une décision motivée qui décrit le raisonnement suivi pour parvenir à la solution choisie.

L’intelligence artificielle : un algorithme au service des données

L’intelligence artificielle représente une méthode pour résoudre un problème. Elle fonctionne sur sollicitation de l’homme. Pour répondre à une question, l’IA s’appuie sur les données collectées dans un domaine précis. Elle trie, compare, rapproche et finalement extrait un ou des résultats. La variable humaine n’existe que dans la manière de poser la question et dans l’information collectée pour alimenter l’IA. La décision d’un juge n’est plus motivée, elle devient statistique.

Recherche et tentatives d’utilisation de l’IA en justice

C’est l’éventuelle disparition de la variable humaine en justice qui interroge magistrats et avocats. Le cas d’espèce ou la situation extraordinaire n’existe plus. Cette crainte a orienté les échecs et les succès des tentatives récentes de marier justice et IA.

Exemple d’échec : le projet de trames interactives de la Cour de cassation

En 2015, la Cour de cassation a lancé un vaste projet à base d’IA pour aider les juges à prendre leurs décisions selon des trames de raisonnement interactives. Le système visait à modéliser le raisonnement d’un juge idéal : il synthétisait toutes les questions que ce dernier doit se poser pour résoudre un litige.

L’utilisateur progressait dans un parcours en arborescence en fonction de réponses binaires aux questions de l’IA. Le projet a été abandonné face à la complexité des situations judiciaires rencontrées. Les magistrats ne pouvaient se contenter d’être binaires dans leurs réponses.

Exemple d’un succès : le Code du travail numérique

Le Code du travail numérique représente une plateforme de services juridiques en ligne. Gratuite, elle est ouverte à tous les justiciables. L’outil vise à rendre accessibles les textes du Code du travail et toute l’information relative au droit du travail. C’est une base de données juridiques pilotée par l’intelligence artificielle. Les réponses sont livrées dans un vocabulaire non juridique.

Les avantages de l’utilisation de l’IA par les juges et les avocats

L’apport majeur de l’IA en matière de justice, c’est le traitement accéléré de l’information. L’intelligence artificielle serait alors une réponse au manque structurel de temps et de moyens des acteurs de la justice.

L’accélération du traitement des affaires judiciaires par les acteurs de la justice

La Cour de cassation dispose du fond numérique Judilibre : une base de données de 480 000 jugements rendus depuis 1947. D’abord destinée aux juges et aux avocats, Judilibre devient accessible aux justiciables par étape d’ici 2025. L’outil utilise l’intelligence artificielle pour optimiser la recherche et l’organisation des décisions judiciaires. L’IA permet également de pseudonymiser les données.

L’objectif, c’est d’améliorer la diffusion de la jurisprudence des décisions rendues par la Cour de cassation. Cet accès accéléré à l’information réduit les temps de recherche et de décision pour le juge et l’avocat. Et la justice redevient accessible au citoyen. Celui-ci peut avoir confiance : son affaire est traitée dans un délai supportable.

L’IA : un outil d’aide à la décision de justice

L’intelligence artificielle est utilisée par la Gendarmerie comme aide à la résolution d’enquêtes. Elle permet d’agréger un grand nombre de données hétérogènes (anciennes affaires, empreintes, modes opératoires). C’est une aide à la décision indispensable pour mener rapidement une enquête.

De cette manière, l’IA peut fournir des éléments d’information pertinents (jurisprudence du droit, référentiel de décisions) qui aident les juges à motiver leurs décisions. Les outils à base d’IA peuvent fournir une aide ou un conseil dont disposent librement les magistrats. Ceux-ci conservent alors leur responsabilité d’homme de loi. Le traitement des affaires peut ainsi gagner en temps, mais aussi en pertinence.

Une meilleure transparence des décisions judiciaires grâce à l’intelligence artificielle

La Cour de cassation est engagée dans un processus de transparence de l’information juridique et judiciaire. Justice et IA sont réunies au sein de la démarche open Data depuis 2021. Toutes les décisions de justice seront pseudonymisées et ouvertes au public dans l’outil Judilibre. L’objectif, c’est la transparence et l’éducation des justiciables.

En effet, grâce à l’algorithme de l’IA, chacun peut obtenir rapidement des statistiques, une jurisprudence, des textes de droit ou des décisions judiciaires. Ces données factuelles peuvent nous aider à dépasser l’émotion d’une situation. En connaissant ses chances de succès au tribunal, un justiciable peut alors préférer un règlement à l’amiable. Et ainsi contribuer au désengorgement des tribunaux !

Les dangers de l’utilisation de l’intelligence artificielle en justice

Justice et IA s’opposent finalement sur la place de l’homme dans leur fonctionnement respectif.

L’algorithme : une boîte noire qui effraie magistrats, avocats et justiciables

Les algorithmes effraient. Les utilisateurs donnent une information (question, description) à l’intelligence artificielle pour obtenir un résultat (synthèse, conseil, décision). Mais quel est le mécanisme utilisé ? L’algorithme fait figure de boîte noire. Ceux qui ont la clé, ce sont leurs concepteurs.

La démarche open Data a créé une nouvelle opportunité pour les entreprises privées : le marché du droit en ligne. Ces entreprises sont des start-up du droit, des LegalTech (Legal Technology). Elles utilisent les technologies de l’IA pour vendre des services juridiques aux entreprises, aux administrations et aux particuliers. Les LegalTech conçoivent les algorithmes de la justice. Ces opérateurs sont-ils fiables et sécurisés ?

La naissance d’un nouveau système de justice à base de décisions uniformisées

En 2020, la Cour de cassation lance le projet Datajust, une base de données dopée à l’IA. Celle-ci recense les indemnisations de préjudices corporels. L’outil est destiné aux juges et vise à rendre cohérentes les décisions rendues dans ce domaine judiciaire. Le projet fournit ainsi une aide à la décision précieuse aux magistrats : un référentiel de l’indemnisation moyenne en fonction de critères récurrents.

Datajust est aujourd’hui suspendu. Pourquoi cette pause ? Les juges et les avocats anticipent la création d’une justice générée par l’intelligence artificielle. Ils craignent une uniformisation des décisions de justice gommant les aspérités des cas particuliers. Enfin, les magistrats et les avocats craignent la privatisation d’une partie des décisions juridiques de ce domaine du droit : l’État pourrait alors sous-traiter l’exercice de la justice à des cabinets privés grâce aux algorithmes de l’IA.

La justice prédictive et les biais des algorithmes

Pour certains magistrats et avocats, l’utilisation de l’intelligence artificielle menace les droits fondamentaux de la justice. L’IA peut conduire à la naissance d’un juge robot, sans responsabilité sur la décision de justice. Dans ce cadre, le rôle du juge se réduit alors à fournir les données des affaires en cours. L’IA, après traitement par l’algorithme, donne les décisions de justice.

En effet, l’analyse des données de justice peut prévoir grâce à un calcul de probabilités le résultat d’une affaire en cours. C’est la justice prédictive. Les juges et les avocats vont-ils être tentés de prendre ce raccourci ? La justice prédictive, ce n’est plus une justice humaine. Peut-elle être plus pertinente pour autant ? Les juges sont victimes de leurs biais cognitifs. Mais les IA sont également exposées aux biais des algorithmes. Ceux-ci peuvent s’autogénérer avec le machine learning au gré de décisions de justice rendues de manière inadaptée ou de dossiers erronés.

Les perspectives du développement de l’intelligence artificielle dans la justice

Justice et IA peuvent coexister dans un cadre éthique régulé par l’État, les magistrats et les avocats. Le 13 mars 2024, le Parlement européen a adopté l’AI ACT, la loi de régulation de l’intelligence artificielle en Europe. La viabilité d’une association justice et IA réside désormais dans le contrôle de ses mécanismes de fonctionnement. Ceux-ci doivent être le fruit d’équipes pluridisciplinaires (développeurs, magistrats, avocats) sous la responsabilité de la Cour de cassation.

L’opportunité de l’utilisation de l’intelligence artificielle en justice ne doit pas faire oublier le respect des droits fondamentaux : le bandeau, la balance et le glaive de la déesse Thémis.

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